Dead Man



Sous des apparences trompeuses, ce western nous propose la confrontation classique de l’indien et de l’homme blanc. Longtemps cette dichotomie était synonyme de rupture entre l’homme civilisé (l’homme blanc) et le sauvage (l’indien). Ce qui marquait l’homme blanc comme parangon de la civilisation tient en trois principes :

- L’homme blanc vénère le vrai Dieu, l’unique. Les autres croyances tombent du coup dans le camp du mensonge et de l’hérésie.

- L’homme blanc possède une avance technologique décisive qui lui permet de vaincre militairement (le fusil à répétition) et de se répandre spatialement (le train) aux dépends des autochtones.

- L’Homme blanc possède une culture extrêmement vaste que l’écriture, la peinture, la sculpture permet d’immortaliser. A rebours des cultures vernaculaires orales, et donc éphémères par nature.

Cette opposition est présente dans tout le film de Jim Jarmush. Sauf qu’elle est renversée. L’indien va devenir au gré d’un scénario assez ironique et bien documenté, le parangon de l’homme civilisé contre l’ensemble des hommes blancs fortement associé à la bêtise, l’ignorance, la sauvagerie.
Le film fonctionne sous le signe des contrastes :

- Mort / Vie
- Machine / Nature
- Vacarme / Calme
- Connu / Inconnu
- Enfer / Paradis
  • Homme / Femme
  • Rejet / Accueil


A travers une histoire d’initiation atypique se dessine l’autocritique de l’Amérique des pionniers. Ceux là même qui ont détruit impunément, violemment, systématiquement, culturellement, spirituellement, les cultures vernaculaires d’Amérique.

Un voyage initiatique :
Le point de vue de William Blake coïncide avec celui du spectateur. Comme nous il arrive dans une contrée inconnue, entouré d’étrangers, avec le désir de se trouver une place dans la société. C’est un personnage assez sophistiqué comme le souligne son accoutrement, cartésien par sa formation de comptable, bref complètement décalé pour ce qu’il va vivre / mourir !
Le portrait psychologique de William Blake va s’affirmer à travers quelques séquences d’expositions. Celles notamment avec le chauffeur du train et Thel, la fille de joie.

Dialogue dans un train
La séquence du train est traité sous forme d’ellipses. Sa longueur permet au spectateur d’appréhender la durée du trajet, et plus généralement la grandeur des espaces ouest américain. Une manière phénoménologique de faire comprendre la longueur du voyage. A ce titre la séquence est traitée de manière exemplaire. Avec une rpédilection pour le travelling latéral, un mouvement de caméra typique de Jim Jarmush (“Down By Law” et les autres).
Le dialogue avec le chauffeur va permettre au spectateur de mieux connaître les objectifs à courts termes du héros. Il veut aller dans la ville de Machine afin d’être employé comme comptable dans la société de Dickinson (Robert Mitchum). Cependant le chauffeur insinue le doute dans ses certitudes, lui conseillant de ne pas croire les choses qui sont écrites sur du papier provenant de la ville de Machine. Associant clairement cette ville à l’enfer.
D’un point de vue narratif le discours du chauffeur, assez décousu, complètement décalé, non dénué d’une certaine poèsie et purement onirique est un avant-goût quasi-prophétique de ce que va vivre-mourir le héros (voir plus loin). La phrase clé : “Comment se fait-il que le paysage bouge, alors que le bateau est immobile ?”

Scène de ménage
La séquence post-coïtum, lorsque Thel et Bill sont surpris au lit par Charlie, son “ex” (Gabriel Byrne), est représentative d’un renversement supplémentaire de notre système de valeur. En effet le héros du western est l’archétype de l’Homme avec un grand “H”. Cette scène prend un tour cocasse. Johnny Depp s’y plaît à jouer la fille (pudique et froussarde) alors que la fille joue le rôle de l’homme (grande gueule et courageux).
Ce qui suit, le sacrifice de la fille, la mort du galant (au bout de trois coups de feux), la fuite de Bill et le vol du cheval sont le prélude de la chasse à l’homme.
dead man-au lit


La rencontre avec l’indien
Elle est particulièrement surprenante. En général une rencontre de ce type est plutôt propice à des effusions de violences. Ici il n’en est rien. Nobody, le visage peinturluré, a une bonne raison pour ne pas tuer le “visage très pâle”. Il est en manque, il voudrait bien du tabac (un leitmotiv que Jim Jarmush utilise dans le film et plus généralement dans sa filmographie : “coffee and cigarets”…). La chose qui peut retenir notre attention est qu’il le demande dans un anglais qui n’a rien du “petit nègre” habituel. C’est à dire que Nobody semble très à l’aise dans la langue de Shakespeare (“Fucking White Man !”). Encore un film américain où tout le monde parle américain pour ne pas perdre son public ? La suite nous informera qu’il n’en ait rien. Juste après, en effet, il se mettra à proférer quelques mots orduriés dans une langue indienne.

Le trio des chasseurs
La scène où Robert Mitchum engage les trois chasseurs de primes pour venger son fils, et récupérer le pinto est en soit une belle galerie de personnages. Il met en avant aussi une hiérarchisation des valeurs américaines où la vie d’un homme, fut-il un fils, pèse parfois moins lourd qu’un cheval. Il met aussi en valeur trois tempérament différents (le pro, le jacteur, le kid), auxquels seront assorties quelques ressorts comiques (l’anthropophage…).

Le flash-back de Nobody
On observera l’esthétique du flash-black avec son halo blanc (il eut été difficile de recourir au classique noir et blanc vu que nous y sommes déjà). Cette séquence permet de faire le lien avec toute l’histoire des indiens qui ont franchis l’océan atlantique pour découvrir le vieux monde (un sujet quasiment jamais abordé dans le western, mais visible en fond historique dans “La controverse Valladolid” de Veraeghe ou “Que la fête commence” de Bertrand Tavernier).

Lee et Marvin
Lee et Marvin (Jim Jarmush fait parti des inconditionnels de l’acteur : “Les douzes salopards”, “Le Point de non-retour”…) viennent de trouver le camps vide où bivouac Bill (parti au petit coin). Suit une séquence d’une violence étrange. Basé sur le principe du champ-contre-champ afin d’opposer les deux parties : deux hommes chauves contre le seul William Blake. Mais après les présentations d’usage, Bill leur dit : “Do you know my poetry ?”, cette question anodine va suffisamment surprendre ses adversaires pour qu’il est le temps de tirer sur l’un d’eux, ce dernier en voulant riposter va tirer sur… son collègue.
figure solaire
En tombant, le premier aura la tête au milieu du foyer dans une figure solaire, qui va inspiré à Bill une citation poétique de son illustre homonyme : “Some are born to endless night…” alors qu’il achève Lee, la figure lunaire par opposition à Marvin en figure solaire, qui agonise.
figure lunaire

La séquence du faon
Elle permet d’entrevoir la pertinence du discours du chauffeur (la notion de voyage immobile est une sorte de répétition du rite funéraire final.

La séquence de canoé
est à considérer par contraste avec celle du train. Cette dernière était bruyante, destructrice, fumante, brûlant du bois dans lequel évolue l’embarcation silencieuse, effleurant la rivière. La présence des hommes y est marqué par la présence d’un totem. de la même manière lorsque Bill arrive dans le village indien il faut avoir à l’esprit son arrivé dans Machine. Il y sera finalement accepté alors que Machine l’avait rejeté. Dans les deux cas, la personne qui l’accompagne succombera (Thel et Nobody).

Le dernier départ, là où le ciel et la mer se rejoignent
Après nous avoir fait découvrir les rivages du pacifique (inhabituel dans les westerns) ainsi qu’une communauté indienne assez loin des sioux, cheyennes et apaches habituels, Bill est engagé sur son embarcation funéraire. Finissant l’épopée d’un comptable de Cleveland pour là où le ciel et la mer se rejoignent.

Les partis-pris artistiques

La Musique
Neil Young à improviser la musique en direct. Il fallait oser le minimalisme de l’orchestration et le mélange fascinant et onirique du western avec la guitare électrique.

Le Noir et Blanc
La qualité de la photographie est une manière d’hommage aux milliers de clichés pris des indiens et des paysages de l’ouest sauvage américain. Certains gros plan de trogne du far-west sont de vivants hommages à ces photos.

L’ellipse noire
est une marque de fabrique de Jim Jarmush. En effet, il pense ses films par séquence. Il les sépare pour leur donner plus d’autonomie et subséquement plus de force. Il profite de l’obscurité pour jouer sur le son et ainsi lancer une nouvelle séquence. Régulièrement en parlant de “tabacco” !

Le film de genre
par la suite Jim Jarmush se frottera à un autre genre cinématographique : le film noir avec le très beau : “Ghost Dog”.


Conclusion :

En considérant les trois premiers aspects cités dans l’introduction :

  • Spirituels : la soi-disant supériorité de l’Eglise Chrétienne est remise en cause par la richesse de la spiritualité indienne. La foi chrétienne est régulièrement abordée et souvent à son désavantage, notamment lorsque Iggy Pop lit un passage de la Bible et lorsque l’homme d’Eglise montre son véritable visage d’intolérance et de haine raciste/anti-hérétique en vendant des draps contaminé aux indiens. Nobody dans son discours spirituel préserve une part de mystère qui tend à nous fasciner. Dans sa manière d’agir Nobody prouve sa sagesse intrinsèque (et ses penchants humains, lorsque Bill le surprend dans les bras d’une femme). Avec le rituel funéraire de William Blake, Il réussit à donner une dimension naturelle qui échappe au tragique et au “happy end”.
  • Techniques : Nobody semble en savoir plus que tout les autres. Sa manière d’utiliser le fusil est très original mais efficace. Il réussit à préserver William Blake en vie jusqu’au rite final.
  • et Culturels : Sur ce point Jim Jarmush se moque ouvertement des hommes blancs, révélant leur ignorance (le plus souvent, ils ne savent pas lire, où lisent ce qu’ils veulent bien entendre). Nobody, par contraste, semble en savoir beaucoup plus, comme son goût pour le poète William Blake l’indique. C’est pour cette raison qu’il servira de mentor à Blake. Et si, au début, son entêtement à considérer le pauvre comptable de Cleveland comme le retour sur terre de l’illustre poète anglais peut paraître naïf, force est de constater que l’idée devient naturelle au fur et à mesure du film. C’est une des forces du film que de réussir à faire ressentir profondément l’évolution intérieure du héros.

A travers ce récit initiatique Jim Jarmush permet donc de voir l’évolution spirituelle de Bill, tout en assistant à sa lente agonie. Le film est une sorte d’expérience qui va au-delà des mots, à la racine des symboles, en harmonie avec une mémoire collective profonde.
Depuis certains ont essayés de le copier. Le français Jan Kounen avec l’adaptation de “Blueberry” a tenté de donner une vision personnelle du chamanisme sur fond de western. On y retrouve certains éléments structurels du film de Jarmush, mais sans la maîtrise, la maturité d’évocation du réalisateur américain.