Zhang Ziyi

Tigre et Dragon

Scène : double langage autour d’un thé
Cette séquence est très importante puisqu’elle lève le voile autour d’un enjeu narratif d’ordre policier. Qui a commis le vol de l’épée “Destinée” ?
Ang Lee a fait de cette scène un équivalent verbal des joutes aériennes qui ont fait la réputation de ce film. On y trouve Shulien (Michelle Yeoh) qui offre des présents de la part de madame Peï destinés à la fille du Gouverneur Yu : Tiao- Long Yu (Zhang Ziyi), en vue de son prochain mariage.
La grande adresse de cette séquence est de donner à Shulien le devoir de prévenir Tiao qu’elle est découverte et qu’elle doit rendre l’épée : “Destinée”. Mais, derrière cette volonté affichée de Shulien de rendre l’objet dont elle avait la garde à celui qu’elle aime secrètement, il y a la volonté d’atteindre la Hyène pour que Li-Mu-Baï puisse venger la mort de son maître.
Cette prouesse réthorique témoigne du raffinement de la culture chinoise autour du non-dit, où le sens affleure des mots.
A ce jeu là, Shulien profite du fait que la bienséance interdit à la jeune fille d’intervenir dans la conversation qui se déroule face à elle. Tout ce qu’elle peut faire c’est écouter le sens caché des paroles. Comprendre que la Hyène est démasquée. Shulien sait qu’il s’agit de sa gouvernante. Cela sonne aussi comme une mise en garde : attention la gouvernante est une meurtrière ! Le courroux du seigneur Peï et de Li-Mu-Baï est tournée contre cette dernière et non contre elle. Mais si ces paroles ont pour but d’apaiser la jeune fille, elles ne laissent guère de choix. Si Tiao ne rend pas l’épée Shulien la prévient des conséquences directes : “D’après le Seigneur Peï tout le monde peut commettre une erreur. Certaines peuvent devenir fatales à leur auteur et aussi à toute leur famille.”
La mise en scène va expliciter cette interaction discrètement. Ce sont notamment des regards d’adresses de Shulien vers la jeune Tiao, alors que ses paroles sont dirigées vers la maîtresse de maison.
Du coup, cette scène fait surgir un humour léger mais corrosif. En effet, Madame Yu en garante des bonnes mœurs, s’offusque du vol et s’en prend à l’indélicatesse des domestiques tout en se faisant partisanne de la plus grande sévérité envers les coupables. Alors que le spectateur a compris depuis un certain temps que le coupable n’a rien d’une domestique et est la propre fille de Madame Yu. Ce qui souligne s’il en était besoin l’aveuglement de la maîtresse de maison à ce qui se trame autour d’elle.

Subséquement, Tiao ira rendre l’épée “Destinée” de la même façon qu’elle l’a volée et sèmera le début d’une discorde entre Tiao et la Hyène.
Enfin, cette séquence illustre parfaitement le caractère novateur par rapport au wu xan pian traditionnel. On assiste ici à une scène 100% féminine. L’intégration de femmes à la forte personnalité (Shulien, la Hyène et Tiao) se combattant aussi bien par l’épée, le sabre, le poison que par la parole. Le film, comme le « Mulan » de Disney, cherche à donner à la femme chinoise l’aspiration à l’émancipation qu’elle mérite. Les modèles proposés : l’aventurière blasée, la jeune promise cultivée et la gouvernante meurtrière inculte ont pour points communs de pouvoir faire mieux que se défendre face à la plupart des hommes (sauf Li-Mu Baï) et d’avoir comme Shulien une intelligence émotionnelle supérieure (le seigneur Peï a une parole fort pertinente au sujet de Li-Mu Baï : « Pour ce qui est des sentiments, les héros, aussi grands soient-ils, peuvent se conduires en parfaits imbéciles. »).

Les hommes sont donc présentés comme faibles : le maître de Li-Mu Baï mourra empoisonné par la Hyène parce qu’il était interessé par ses charmes, le policier vengeur mourra à cause de la Hyène, Li-Mu Baï lui-même succombera à ses poisons. A quoi sert alors la maîtrise ? De toute manière tout être est faillible !
Etrangement plusieurs fois affleure l’impression que Shulien protège Li-Mu Baï en évitant les combats lorsqu’ils le peuvent et n’hésitant pas à combattre. Comme cette séquence autour du thé le prouve, elle essaye d’éviter les luttes, comme elle tentera, plus tard, de persuader (en vain) Li-Mu Baï et Tiao de ne plus jouer les aventuriers. L’un pour le garder pour elle et l’autre pour qu’elle puisse se marier (son aspiration personnelle) et surtout pour empêcher les deux de rentrer dans le cercle vicieux du maître Li-Mu Ba. Il fut tué par la Hyène qui voulait le livre et les secrets de combat qu’il recelait. Ayant échouée malgré tout ses efforts, Shulien verra Li-Mu Baï mourir dans ses bras du fait de la Hyène qui voulait retrouver son ascendant sur Tiao, convoitée elle aussi par Li-Mu Baï.



Un réseau symbolique
Le film possède un jeu assez particulier de motifs se répondant les uns aux autres. Derrière cela, il y a une manière de pensée typiquement asiatique mais aussi volontairement décalée.

Equilibre / déséquilibre
Il n’y a pas un mais quatre héros au final dans ce film. Deux hommes, deux femmes. Deux couples. Deux générations. Des statues sociaux différents.

Le premier couple : Shulien / Li-Mu Baï, adultes accomplis arrivent dans une étape décisive de leur relation. Li-Mu Baï veut rattrapper le temps perdus et Shulien attend qu’il se révèle. Ils vivent au contact de la société, dont ils ont acceptés implicitement les règles. Ils respectent la parole donnée, et ils ont du respect pour les maîtres.

Le second couple : Tiao (Jen) / Lo sont jeunes, impulsifs. Leur rencontre leur à permis de pouvoir vivre en dehors de la société chinoise. Ils ont pu faire ce que Shulien et Li-Mu Baï aspirent à faire (vivre ensemble et plus si affinité !). Mais ce ne fut qu’une bouffée de liberté temporaire pour Tiao. Le retour vers ses parents va correspondre à une sorte d’emprisonnement dans une cellule dorée. Elle mettra alors le même acharnement à s’évader qu’à vouloir récupérer son peigne. Cet acharnament à ne pas faire comme les autres la ménera à tout détruire autour d’elle.

Ces deux couples ont des raisons de se jalouser mutuellement.

Shulien et Li-Mu Baï aimeraient bien pouvoir se marier comme Tiao, mais Li-Mu Baï était le frère de sang de feu le mari de Shulien, cette relation peut paraître déplacée. Ils envient aussi la liberté, l’audace qui à permis à ces deux jeunes de se rencontrer et de s’aimer. Alors que de leur côté, leur vie d’aventures ne leur à pas permis d’être suffisamment stable pour approfondir leur relation. Shulien plus particulièrement est impressionnée par l’éducation (savoir calligraphier…) de Tiao.

De l’autre côté
Tiao recherche chez Li-Mu Baï et Shulien l’excitation de l’aventure, et tout ce qui l’oppose à la vie saine et rangée qu’elle mène chez ses parents. Son départ et la vaste bagarre dont elle est l’origine montre qu’elle peut battre une troupe d’hommes patibulaires. Cette recherche est telle qu’elle devient très égoïste, refoulant l’homme qui l’aime comme un fou, non par sa personnalité mais parce que c’est un homme. Et qu’elle se sent brimée par eux.

Nous sommes donc face à deux opposés qui recherche chez l’autre une part qui lui manque et qui se rapproche dans le principe du Yin et du yang (si on le dégage du contexte dualliste du bien et du mal).


Décalage
Le décalage à lieu à plusieurs niveaux.
Le raffinement de la pensée et de la poèsie chinoise n’y font pas défaut.
Mais le
machisme y est ridiculisé plus d’une fois à la fois par les armes mais aussi par les relations humaines (le garde est l’exemple typique du ridicule conjugué au masculin, dans les combats où il est plus que pitoyable et dans son rapport avec la fille du policier). Les femmes y font souvent plus preuve de discernement et d’indépendance d’esprit.
La
narration est assez étrange. Au milieu du film nous avons droit à un long flash-back. Cette entorse au récit linéaire va être renforcée par une fin assez énigmatique. Contrairement à la mode hollywoodienne du happy-end (ce film est américain, ne l’oublions pas) le film se termine par la mort de Li-Mu Baï (malgré le montage alternatif susceptible de montrer que Tiao peut revenir à temps avec l’antidote). Par voie de conséquence, le couple n°1 étant cassé, le couple n°2 lui aussi se casse. Tiao se jette du haut de la montagne dans le but d’exaucer un vœu que la légende promet au cœur pur suicidaire. La fin a une dimension tragique qui sera souvent reprise dans les films de Zhang Yimou (Hero…), basé sur un modèle similaire. Mais elle a une dimension mystérieuse. Les cœurs purs croiront au salut (le vœu est exaucé, mais quel vœu ?), les autres penseront plus à de la purée de mandarine !